Un auteur a dit, plaisamment qu´Anne de Bretagne fut, de son temps, la «petite fiancée de l´Europe».
Cette formule, si l´on entend par là qu´elle eut de nombreux prétendants, traduit une réalité certaine.
La situation géographique et stratégique peu commune de la Principauté, le prestige de sa vieille dynastie, ses atouts exceptionnels dans le contexte international d´alors, - notamment son commerce et sa flotte -, expliquent qu´il en a été ainsi.
Nous avons dit, à maintes reprises, que le Duché est l´une des premières puissances d´Europe, avant sa destruction par la France lors des invasions de 1488 et de 1491.
La situation s´aggrave brutalement par la chute de l´Etat Bourguignon en janvier 1477.
Charles le Téméraire, Grand Duc d´Occident, allié très puissant et ami sûr de la Bretagne, est retrouvé mort, défiguré, devant Nancy.
C´est une perte irréparable pour pour les Bretons: le Duc François II , père de la princesse Anne, qui naît quelques semaines plus tard, se retrouve seul devant son ennemi mortel, Louis XI, dont les intentions maléfiques sont notoires.
Le mariage d´Anne revêt pour le Duché, une importance considérable, dans un contexte devenu éminemment dangereux pour sa survie en tant qu´Etat Souverain: il importe que l´alliance matrimoniale à venir soit la bonne, à la fois par la puissance militaire et financière du prétendant retenu par la Cour de Bretagne pour devenir le futur époux de la Princesse.
Conformément aux usages du temps, le gouvernement breton élabore dès la naissance de la princesse des combinaisons matrimoniales multiples. Anne étant la plus riche héritière du temps (comme le fut Marie de Bourgogne, fille du Duc Charles le Téméraire, peu de temps auparavant), les prétendants se pressent. Toutes les cours souveraines en situation de le faire, se disputent sa main. Elle est promise successivement (ou simultanément, car les négociations sont secrètes) d´une manière plus ou moins officielle ou officieuse, à plusieurs princes très notables. La situation, comme on va le voir, est plus que singulière.
Sont sur les rangs:
- - LE PRINCE DE GALLES, fils ainé du Roi d´Angleterre ( le traité est signé en 1481(Anne a quatre ans !); voir: Pocquet du Haut Jussé, François II et l´Angleterre, Paris 1929, page 231). Aux termes de ce traité, Anne épousera le prince de Galles, héritier du royaume; sa soeur Isabeau épousera le frère cadet du prince. Si le prince de Galles meurt, son frère devenant héritier de la couronne, deviendra le mari d´Anne. En revanche, si Anne meurt, c´est sa soeur qui se substituera à elle (!)
- - LE PRINCE JUAN, héritier présomptif des couronnes de Castille et d´Aragon, fils d´Isabelle de Castille et de Ferdinand d´Aragon.
- - LOUIS, DUC D´ORLEANS, neveu du roi Louis XI, cousin du roi régnant, Charles VIII. Il n´est autre que le deuxième personnage du royaume. Son jeune cousin Charles, dont il est le plus proche parent mâle, n´ayant pas d´enfant (il ne se mariera qu´en 1491), Louis est l´héritier présomptif de la couronne de France. Les négociations, secrètes, sont entamées très tôt avec la Bretagne (en 1482 semble-t-il, Anne ayant à peine cinq ans!), mais filtrent dans le public. De sorte que lorsqu´il vient à Nantes, en 1487, il est contraint de démentir publiquement qu´il ne poursuit aucun but matrimonial ( Paul Pélicier, Anne de Beaujeu, Genève, 1882, 127). La singularité de la situation, est que louis d´Orléans est déja marié. Et pas avec n´importe qui..... Son épouse n´est autre que la fille de Louis XI (décédé en aout 1483), la princesse Jeanne de France, laquelle, par ailleurs, est la soeur du roi régnant, Charles VIII, qui n´entend pas du tout voir rompre le mariage de sa soeur. L´église interdit d´ailleurs péremptoirement le divorce, et l´annulation d´un mariage est soumise à des conditions très restrictives, même pour les têtes couronnées. A ses proches, Louis n´a jamais dissimulé son intention d´intenter en Cour de Rome un procès en nullité, dès que les circonstances seront propices, compte tenu des conditions abominables dans lesquelles il a, par force, été uni à la fille de Louis XI, laquelle est une sainte fille, mais lourdement infirme, et impropre à lui donner des descendants, ne serait-ce qu´à cause de la répulsion que lui inspirent ses difformités physiques.
- - LES DEUX FILS DU VICOMTE JEAN II DE ROHAN, François et Jean. Proche parent du duc régnant François II, le vicomte se dit descendant de Conan Mériadec , premier roi mythique de la Bretagne armorique ( dont l´existence n´a jamais été prouvée !). Il est marié à Marie de Bretagne, fille du duc François I er . Au cas ou le mariage avec Anne se réaliserait, les enfants à naître seraient donc les petits fils de François II, et les arrière petits fils de François I er. Le vicomte est immensément riche. Son biographe, Yvonig Gicquel, affirme qu´il tient sous son contôle un quart à un cinquième de l´économie du duché. Les relations entre le père d´Anne et Jean de Rohan sont désastreuses. Le vicomte, invoquant l´inaptitude des princesses Anne et Isabeau à succéder à leur père, en raison de leur sexe, a d´ailleurs revendiqué publiquement pour lui même la Couronne, avant que les Etats de Bretagne ne reconnaissent Anne comme seule héritière du titre ducal. Cette perspective d´une double union entre les fils du vicomte de Rohan et des deux filles du Duc présente de nombreux avantages; mais il y a apparence que François II y est fortement hostile.
- - LE ROI DE FRANCE, CHARLES VIII, est virtuellement sur les rangs. On en a la preuve par plusieurs documents (dont le fameux mémoire dit d´Adam Fumée, pièce extrêmement importante, car elle dévoile, bien avant l´invasion de 1488, les intentions criminelles de la France à l´égard de la Bretagne).
(Intentions réitérées dans un acte conservé aux
Archives de Pau, dans lequel il est question de "la réduction totale
de la Bretagne", ce qui lève définitivement toute ambiguité,
s´il en subsistait).
La singularité de la chose est qu´il
est quasi - marié. Par le traité d´Arras, signé en
1482 par son père Louis XI et Maximilien d´Autriche, futur Empereur,
il est promis à Marguerite, fille de ce dernier. La fiancée a été ramenée à la
Cour de France; la petite princesse est considérée par tous comme
la reine putative (on l´appelle familièrement "la petite reine").
Nul n´imagine que ce "mariage par paroles de présent ", puisse
ne pas être consommé charnellement à l´échéance
prévue, surtout pas le beau père Maximilien.
Dans plusieurs documents,
du reste, Charles VIII désigne Maximilien comme "Notre beau père".
- - MAXIMILIEN, roi des Romains, Archiduc d´Autriche, fils de l´Empereur Frédéric III, prince sympathique, courageux, bon capitaine, mais brouillon.
Il a été marié à la fille unique de Charles le téméraire, le très puissant et très riche duc de Bourgogne, la princesse Marie, avec laquelle il a formé un couple très uni, jusqu´à sa mort de celle-ci, très précocement survenue, à la suite d´une chute de cheval. Ils ont eu une fille, Marguerite, dont il a été parlé ci-dessus, fiancée depuis 1482 à Charles VIII.
Ses titres, même si certains ne représentent que des souvenirs ou des espérances (il n´est pas propriétaire effectif de toutes les possessions qu´il s´attribue dans ses actes, mais cela est une pratique fréquente de l´époque), ne manquent pas d´être impressionnants.
Dans l´acte d´accréditation rédigé à l´intention des ambassadeurs qu´il délègue auprès de gouvernement breton en 1490 (Morice, preuves III, page 661), voici ceux dont il se pare:
" Maximilien, par la grâce de Dieu Roi des Romains, toujours Auguste, Archiduc d´Autriche, Duc de bourgogne, de Lothier, de Brabant, de Limbourg et de Gueldre, Comte de Flandre, de Tyrol, d´Artois, de Bourgogne, Palatin de Hainaut, de Hollande, de Zélande, de Namur, de Zutphen et de Malines, Marquis du Saint Empire, Seigneur de Frise et de Salins, à tous ceux qui verront ces présentes lettres, etc..."
- - ALAIN D´ALBRET, seigneur alors considérable (il est entré dans l´histoire sous le nom d´Alain le grand) se manifeste avec insistance et brutalité. Ses alliés en Bretagne sont importants. Il descend de deux ducs de Bretagne (Jean IV et Jeanne de penthièvre), et a été marié à Jeanne de Bretagne. Il bénéficie d´appuis solides à la Cour ducale, étant le proche parent de Françoise de Laval, la propre gouvernante d´Anne de Bretagne, et du Maréchal de Bretagne, le sire de Rieux, personnages plus que troubles, avides, toujours prêts à trahir la dynastie légitime, malgré les bienfaits qu´ils en ont tirés.
Selon les critères du temps, il est vieux (il est quinquagénaire au moment des faits), est père de plusieurs enfants légitimes (sept, dit-on), et de nombreux enfants illégitimes; il est laid, repoussant; c´est un vieux débauché, extrêmement ambitieux, cruel et sans scrupules.
Plusieurs de ses enfants auront un destin étonnant: sa fille Charlotte épousera César Borgia, fils préféré de l´étrange pape Alexandre Borgia; son fils Jean deviendra roi de Navarre par sa femme Catherine de Foix, héritière de son frère Phoebus.
Alain d´Albret est immensément riche (un auteur chiffre sa fortune , à un moment de son existence, à plus de dix fois le budget annuel de la Bretagne, à plusieurs fois le budget annuel du royaume de France; ces chiffres qui demandent à être confirmés, mais ils en disent long sur la puissance du personnage).
- - Parmi les autres candidats, on cite encore LE DUC DE GUELDRE.
Sans doute y en a-t-il d´autres, qui ne nous sont pas connus.
La multiplicité et la puissance de ces candidats démontre, entre autres, qu´avant les invasions françaises de 1488 et 1491, le duc de Bretagne est un personnage considérable, son alliance étant recherchée par les plus Grands, car il est l´un d´eux : de quoi faire réfléchir les jeunes Bretons d´aujourd´ui, à qui la propagande officielle a enseigné qu´ils sont fils, petits fils, arrière petits fils de ploucs.
Sans jamais leur expliquer par qui et comment ils en sont arrivés là. (D´ou les quelques chroniques du bon docteur).
Le chassé-croisé des ambassadeurs, des négociateurs, est complexe. Il s´étale sur de nombreuses années, et ne manque ni de pittoresque ni de péripéties curieuses. Le principal nous est connu, par des archives abondantes, dont toutes n'ont pas encore mises à jour, mais qui donnent un vision claire des événements.
Paris, le 4 janvier 2008
Docteur Mélennec, historien.